Par Michel Bouvier
Chers confrères,
Une personnalité majeure de la librairie ancienne vient de nous quitter. Si je me lance dans l’exercice étrange d’un portrait-hommage à Jean Viardot, c’est essentiellement à destination de ceux d’entre nous qui ne l’ont pas connu. Car il a apporté à notre métier un regard et une intelligence rares.
Né en 1924, homme de lettres et lecteur exceptionnel, il se destinait, jeune étudiant, à une carrière d’intellectuel de la littérature. Une maladie et les nécessités de la vie l’ont poussé vers ce qu’il se plaisait à appeler le « champ du livre rare ». Tout d’abord chez Edouard Loewy peu après-guerre, puis chez Henri Matarasso. Viardot fut ensuite embauché comme bibliothécaire d’un riche collectionneur, Georges Prat, grâce auquel il fréquentait librairies et maisons de ventes pour enrichir une collection. Prat mit ensuite Viardot à la tête de la Librairie Bosse. Sa carrière de libraire indépendant démarra en 1956 rue Saint-Georges à Paris, puis rue de l’échaudé vers 1960 (aux numéros 13 puis 15). Nous sommes alors dans les années 50 et 60, alors que les bibliothèques étrangères s’enrichissaient à travers le canal classique des catalogues imprimés qui provoquaient visites, coups de téléphone, courriers et messages par « Telex ». Durant ces années, sa femme Françoise (aujourd’hui Françoise Dreyfus Prunier) fut une collaboratrice dont le nom mérite d’être retenu dans l’histoire de la librairie. C’est en 1990 qu’il ferma sa librairie.
Durant toutes ces années, et jusqu’à tout récemment, son énergie et ses réflexions furent en très grande partie consacrées à une analyse en profondeur des mots « bibliophilie », « rareté », « cabinet de livres rares », « bibliomanie », « bibliothèque », etc. Pour mieux comprendre ces termes que nous employons sans trop y penser, il s’est lancé dans un travail d’historien qui constitue aujourd’hui une référence et une source d’inspiration pour mieux exercer les métiers de collectionneur, bibliothécaire et libraire. Hommages lui ont d’ailleurs été souvent rendus par des savants du domaine : le merveilleux catalogue de l’exposition « Des livres rares depuis l’invention de l’imprimerie » à la BNF en 1998 fut, je trouve, comme une mise en pratique des réflexions menées par Jean Viardot. Il avait auparavant activement participé à l’exposition « En Français dans le texte », et les éditeurs de l’Histoire de l’édition française ont abondamment fait appel à ses connaissances pour le choix des sujets et des contributeurs. Sa fréquentation hebdomadaire de la Réserve de la BNF l’avait fait intégrer le cercle des historiens du livre et des bibliothécaires.
Il nous a livré le résultat de ses travaux dans de nombreux articles dont la lecture est édifiante. Ils sont éparpillés. Certains ont paru dans le Bulletin du Bibliophile dès 1978. Les plus importants peut-être ont paru dans l’ « Histoire de l’édition française » (tomes 2 et 3). Ils sont le fruit d’un travail extraordinaire : Viardot avait lu les préfaces des catalogues de vente publique des 17, 18 et 19e siècles. Et bien sûr Naudé, Debure, Barbier, Nodier, ainsi que les différentes préfaces de toutes les éditions de notre cher Brunet. De ces lectures, il a tiré une analyse très fine des courants et des modes bibliophiliques, influencés par certains marchands comme Debure, ou aussi par les évènements comme la Fronde ou la Révolution française.
Un article que j’ai sous les yeux, Un épisode du collectionnisme en fait de livre au XVIIIe siècle : le Musaeum typographicum ou le goût des raretés superlatives, paru dans la revue Littératures classiques en 2008, est un exemple typique du style Viardot. C’est d’abord un modèle de rigueur et de précision. Permettez-moi d’en citer la première phrase :
« L’objet de cette étude est d’essayer de dégager la signification – décisive, car elle porte au cœur même du phénomène bibliophilique dans ce qui en constitue l’identité – d’un petit ouvrage connu de très rares initiés et qui ne présente même à leurs yeux qu’un intérêt de pure curiosité bibliographique. »
Cet article porte, en épigraphe une citation de Robert Musil qui peut plonger le lecteur dans ce que j’appellerais « un abîme de questionnements » dont le rapport avec le titre de l’article ne saute pas forcément aux yeux. Viardot avait déjà, dans son étude publiée dans le tome 2 de l’Histoire de l’édition française en 1984, Livres rares et pratiques bibliophiliques, mis en épigraphe une longue citation de Krzysztof Pomian, merveilleux historien et philosophe des collections en général. Ces « mises en bouche » sont les témoins d’une volonté de comprendre le moteur fondamental qui nous anime, marchands, collectionneurs et conservateurs, dans notre quête du rare et du précieux.
Phénomène social, disait-il, la bibliophilie est donc sujette à des effets de mode. La mode des « envois » l’a poussé à écrire un article sur le sujet dans le Bulletin du Bibliophile en 2002. Puis à publier, dans le cadre des Conférences Léopold Delisle à la BNF, La Bruyère et le collectionnisme. Vraie dévotion à de fausses idoles. (prix La Bruyère de l’Académie Française). C’est une analyse à la loupe du passage des Caractères sur la mode.
Sa pratique de la librairie fut cependant intense, même si ses catalogues ne sont pas nombreux. On y reconnait son « style ». Il disait souvent des catalogues de libraires qu’ils constituent un « genre littéraire méconnu ». Il fut actif au sein du Conseil d’Administration du SLAM dans les années 70 et 80.
Je ne voudrais pas pour autant ne laisser que le souvenir d’un homme grave, encombré par son sérieux. Jean Viardot n’était pas un conformiste. Curieux avant tout, enthousiaste et disposé à se contredire par provocation, il me laisse le souvenir de bien des rigolades. Ainsi que de formules qui me reviennent souvent dans l’exercice du métier. Par exemple : « Notre métier consiste à enchanter les livres ».
Michel Bouvier