Nous vous présentons la librairie Vignes, spécialisée depuis 25 ans dans la vente et l’achat de livres anciens et d’autographes. Située en contrebas de la Sorbonne, elle propose une sélection d’éditions originales littéraires, et dispose aussi d’une bibliothèque dans le Limousin riche de plus de 20 000 volumes d’occasion sur tous les sujets : Beaux-Arts, Histoire, sciences, etc. Dans cet entretien, Henri Vignes évoque les spécificités de sa librairie et l’évolution de son métier à l’heure du numérique.
LA LIBRAIRIE VIGNES, AU CŒUR DU QUARTIER LATIN
« Après des études d’Histoire, j’ai été employé à la librairie Le Tour du monde de Jean-Etienne Huret. Puis j’ai commencé à vendre au marché du livre ancien Georges Brassens : pendant ces quatre années j’ai pu développer une clientèle à qui j’adressais des listes d’éditions numérotées ou dédicacées, notamment sur le Nouveau Roman. Ensuite, j’ai tenu une boutique pendant trois ans en banlieue parisienne, à Bourg-la-Reine. Depuis 1996, je suis ici, rue Saint Jacques, une rue emblématique du Quartier latin : c’est là qu’a été imprimé le premier livre en France, en 1470 à la Sorbonne. 
Puis la librairie a dû évoluer avec son temps. Tout d’abord, c’était une bouquinerie généraliste. Comme nous sommes situés près du Collège de France, des lycées Louis-le-Grand et Henri IV, et de la Sorbonne, les rayons étaient surtout dédiés à la philosophie, aux livres de poche, avec une petite vitrine réservée aux éditions rares pour une clientèle particulière à qui on adressait un catalogue papier. J’aimais cette activité : vendre toutes sortes de livres et pour tous les publics. Mais le marché a changé, Internet a marqué une véritable révolution, effritant peu à peu la culture du papier. Les étudiants achètent moins de livres, on a dû s’adapter. 
Avec le temps, nous avons développé notre offre d’ouvrages rares et anciens. Internet nous est d’une aide précieuse car les moyens de vendre se sont considérablement diversifiés : on est aussi présents sur les réseaux sociaux, dans les salons virtuels et à travers les newsletters.  
Aujourd’hui, nous développons notre activité sur deux espaces de vente. La librairie de la rue Saint Jacques spécialisée en littérature des XIXe et XXe siècles où l’on trouve environ 5 000 livres rares. Et puis « Vignes online », une bibliothèque de 20 000 volumes sur tous les sujets qui sont vendus par correspondance depuis un vieux manoir du Limousin. C’est vraiment un bel endroit, au sein du village médiéval d’Eymoutiers, et nous travaillons à un projet d’ouverture au public l’été avec toute une programmation de spectacles et d’expositions. »
FOCUS SUR LES EDITIONS ORIGINALES LITTERAIRES
« Ma spécialité, ce sont les éditions originales littéraires. Je vends surtout des tirages de luxe. Il est intéressant d’observer qu’à partir de 1850, quand les écrivains publient un livre, l’éditeur leur remet quelques exemplaires imprimés sur beau papier. Par exemple, lors de la publication de Madame Bovary, Flaubert reçoit une cinquantaine d’exemplaires qui ont été tirés sur un vélin fort, uniquement pour son usage personnel. 
Or très vite les éditeurs ont compris qu’ils pourraient vendre ces beaux papiers à des collectionneurs. Avec la révolution industrielle et les progrès de l’alphabétisation, le livre est en effet devenu un objet de grande consommation. Comme les collectionneurs ne désirent s’approprier que des pièces qui sortent de l’ordinaire, on a inventé pour eux vers la fin du XIXe siècle ces tirages de luxe, ces édition originales numérotées qui leur garantissent de détenir un objet que personne d’autre n’a ! Mon travail consiste toujours à rechercher des livres de qualité et à mettre en avant la spécificité de leur forme et de leur contenu. 
A titre d’exemple, je vous présente cet exemplaire de L’homme révolté de Camus, dans une reliure signée de Georges Leroux. A l’origine, le livre paraît broché dans la collection blanche de Gallimard. Mais il s’agit ici de l’un des dix exemplaires sur Madagascar imprimés spécialement pour l’auteur. Son extraordinaire reliure bicolore, avec un décor unique de zébrures mosaïquées, fait écho à la rupture que ce texte majeur va provoquer entre Camus et Sartre… » 
DE RECENTES ACQUISITIONS
« Ce qui est bien dans mon métier, c’est le hasard des rencontres. Le fait de découvrir toujours des choses auxquelles on ne s’attendait pas. Récemment, j’ai acquis chez des particuliers un ensemble exceptionnel de lettres autographes de l’époque des Lumières. Une de Rousseau, datée de 1765, est adressée à Panckoucke, l’éditeur de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Son style est tout à fait caractéristique du mauvais caractère de l’écrivain… Il y a aussi une amusante missive de Madame Denis, nièce et compagne de Voltaire, aux mœurs assez libres. Elle écrit à son amant Marmontel, dont elle est sans nouvelle, pour lui faire part de son inquiétude, avec une pointe de jalousie. Et puis une autre lettre signée de Voltaire, mais rédigée par son secrétaire, écrite depuis son domaine de Ferney en 1765, au lendemain de l’affaire Callas. »
LE LIBRAIRE, ACTEUR CULTUREL DE LA VILLE
« On dit parfois qu’il y a autant de façon de faire de la librairie que de libraires. Certains s’approvisionnent à Drouot, en ventes publiques ou chez d’autres marchands. Pour ma part, j’achète surtout à des particuliers. Il y a une vraie tradition du livre en France, des milliards de volumes ont été imprimés depuis l’invention de Gutenberg. Certains ont disparu bien sûr, brûlés, jetés… mais il en subsiste tellement, tout autour de nous, dans les bibliothèques des appartements, des maisons... Que ce soit à la suite d’un déménagement ou d’un décès, on est sollicité en permanence.
Je pense que notre rôle, en tant que libraire, est de donner une valeur à ces livres, d’entretenir ce commerce subtil grâce auquel notre patrimoine écrit continue à circuler et à être conservé. Le libraire met ainsi en lumière certains ouvrages qu’il sélectionne et présente en vitrine, faisant en ce sens un travail pédagogique. Par cela, nous sommes de véritables acteurs culturels dans la ville : on ouvre les passants à de nouveaux savoirs et l’on participe, du même fait, à cultiver le charme de Paris. »

Entretien mené par Romane Fraysse
Photographies par Camille Pradel de Lamaze

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